En septembre 1995, - sous l'égide de la fondation Gorbatchev - « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan [1] », constituant à leurs propres yeux l'élite du monde, durent se réunir à l'Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. Étant donné son objet, ce forum était naturellement placé sous le signe de l'efficacité la plus stricte : « Des règles rigoureuses forcent tous les participants à oublier la rhétorique. Les conférenciers disposent tout juste de cinq minutes pour introduire un sujet : aucune intervention lors des débats ne doit durer plus de deux minutes [2] ». Ces principes de travail une fois définis, l'assemblée commença par reconnaître - comme une évidence qui ne mérite pas d'être discutée - que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale ». Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l'élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d'humanité surnuméraire, dont l'inutilité a été programmée par la logique libérale !
La solution qui, au terme du débat, s'imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski [3] sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise [4] il s'agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ».
Cette analyse, cynique et méprisante [5], a évidemment l'avantage de définir, avec toute la clarté souhaitable, le cahier des charges que les élites mondiales assignent à l'école du XXIe siècle. C'est pourquoi il est possible, en se fondant sur elle, de déduire, avec un risque limité d'erreur, les formes a priori de toute réforme qui serait destinée à reconfigurer l'appareil éducatif selon les seuls intérêts politiques et financiers du Capital.»
[1] Cf. Hans Peter Martin et Harald Schumann, Le Piège de la mondialisation, Solin-Actes Sud, 1997.
[2] De fait, il est difficile de faire plus court que John Gage, dirigeant américain de Sun Microsystems : « Nous engageons nos employés par ordinateur, ils travaillent sur ordinateur et ils sont virés par ordinateur. »
[3] Ancien conseiller de Jimmy Carter et fondateur, en 1973, de la Trilatérale, « club encore plus impénétrable que le Siècle, qui regroupait en 1992 environ 350 membres américains, européens et japonais » et qui constitue « un des lieux où s'élaborent les idées et les stratégies de l'internationale capitaliste » (Pierre Bitoun, Les Cumulards, Stock 1998, p. 44.)
[4] Entertainment signifie divertissement et tits, en argot américain, les seins.
[5] Analyse où l'on retrouve sans trop de peine la représentation que les élites intellectuelles et médiatiques se font spontanément des gens ordinaires (de cette « France moisie » comme dirait l'élégant Sollers) : un monde peuple de "beaufs" et de "Deschiens", cible quotidienne des dessins de Cabu ou des Guignols de l'info. On notera ici l'étonnante puissance de récupération du système : au XIXe siècle, le Guignol était l'une des quelques armes dont disposait encore le petit peuple pour brocarder ses maîtres. I1 est devenu aujourd'hui l'artillerie lourde que l'élite emploie pour se moquer du peuple. On peut imaginer ce qu'il adviendra de Robin des Bois le jour où, pour des raisons d'Audimat, Vivendi demandera à ses employés de lui donner à nouveau une existence télévisée.